La façon dont le monde nous apparaît diffère totalement selon que l’on se place fermement ou non au centre de la roue des évènements, écrit Alastair Crooke.
La façon dont le monde nous apparaît diffère totalement selon la façon dont votre regard est fixé sur le moyeu de la roue ; ou à l’inverse, si vous observez la rotation de la roue autour de son moyeu (et l’allure qu’elle maintient), l’on verrait le monde autrement.
Du strict point de vue de Washington, tout est calme : géopolitiquement, rien (pour ainsi dire) ne bouge. Une élection a-t-elle eu lieu aux États-Unis ? Eh bien, il est clair que « l’Election Day » [Jour de l’élection, NdT] n’est plus un évènement, dans la mesure où les nouvelles procédures de vote par correspondance (par opposition au vote en personne), mises en branle jusqu’à 50 jours à l’avance pour se poursuivre des semaines par la suite, se sont bien éloignées des vieilles notions « d’élection » et d’un résultat macro-global.
De ce point de vue « cardinal », les élections de mi-mandat ne changent rien – tout reste statique.
De toute manière, le nombre de politiques décidées par Biden et gravées dans le marbre était si élevé que le Congrès ne pouvait plus agir pour les modifier à court terme.
Les nouvelles lois, s’il y en avait, pouvaient essuyer un véto. Et, si le mois des élections venait à prendre fin avec une Chambre contrôlée par les Républicains et un Sénat contrôlé par les Démocrates, il n’y aurait pas de loi du tout en raison de l’esprit de parti et de l’incapacité à trouver des compromis.
Plus précisément, le président Biden pourra dans tous les cas diriger pendant deux ans par décret, soutenu par l’inertie bureaucratique – sans nul besoin du Congrès. En d’autres termes, la composition de ce dernier pourrait bien peu importer.
Cela étant, portez maintenant votre regard sur ce qui se passe en périphérie du « moyeu » ; que voyez-vous ? La roue tourne à toute allure. Elle exerce de plus en plus de traction et la direction qu’elle prend crève les yeux.
Quel est le plus important évènement pivot ? Eh bien, probablement le déplacement du président chinois Xi Jinping à Riyad, pour y rencontrer Mohammed ben Salmane (MBS). Ici, la roue s’ancre profondément dans la roche mère, à mesure que l’Arabie Saoudite amorce son virage en direction des BRICS. Xi se rend vraisemblablement à Riyad pour négocier les derniers détails de l’entrée de l’Arabie saoudite dans les BRICS, ainsi que les termes du futur « accord sur le pétrole » entre le royaume et l’empire du Milieu. Et cela pourrait bien amorcer la fin du pétrodollar, dans la mesure où ce qui sera convenu concernant le mode de règlement chinois pour le pétrole se mêlera aux plans sino-russes visant à un jour faire basculer l’Eurasie sur une nouvelle devise commerciale (loin du dollar).
Le fait que l’Arabie saoudite gravite en direction des BRICS signifie que d’autres états du Golfe et du Moyen-Orient (l’Égypte, par exemple), font de même.
Autre pivot : suite à l’attentat ayant frappé Istanbul cette semaine, le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré : « Nous n’acceptons pas le message de condoléances de l’ambassade américaine. Nous avons bien compris le message qui nous a été transmis, nous avons bien reçu le message qui nous a été transmis. » Soylu a ensuite rejeté les condoléances des États-Unis, les comparant à « un assassin arrivant le premier sur la scène du crime ».
Soyons clairs : le ministre a tout simplement dit aux USA d’aller se faire f**tre. Ce déchaînement de colère noire survient au moment même où la Turquie vient d’accepter de se rallier à la Russie pour établir un nouveau centre gazier sur son sol, et où elle participe avec la Russie à un énorme investissement gazier et pétrolier – ainsi qu’à un accord de coopération avec l’Iran. La Turquie, elle aussi, se rapproche des BRICS.
Et, comme la Turquie s’éloigne de ce moyeu, un grand nombre d’États se trouvant dans sa sphère d’influence lui emboîteront le pas.
Ces deux évènements (du pied de nez adressé aux USA par la rencontre entre le Président chinois et MBS, à la fureur de la Turquie face à l’acte terroriste ayant frappé Istanbul) s’imbriquent et marquent de façon évidente un point pivot dans la stratégie moyen-orientale (aux niveaux énergétique et monétaire) et une volonté de rejoindre la sphère commerciale de libre-échange en plein essor de l’Eurasie.
Puis, la nouvelle est tombée jeudi dernier : l’Iran affirme avoir développé un missile hypersonique de haute précision. Le général Hajizadeh a déclaré que ce missile ballistique hypersonique iranien peut atteindre plus de cinq fois la vitesse du son et qu’ainsi, il sera en mesure de pénétrer tous les sytèmes de défense antimissiles en place.
En gros, l’Iran est d’ores et déjà un État nucléaire latent (mais pas un État nucléaire). Les remarquables avancées technologiques ayant permis de produire un missile hypersonique de haute précision (toujours capable d’échapper aux États-Unis) entraînent un changement de paradigme.
Les armes nucléaires stratégiques n’ont aucun intérêt dans un Moyen-Orient de taille réduite et aux populations mélangées, et l’Iran n’a en ce moment aucun besoin de tenter de devenir un État nucléaire. Alors, quelle serait la logique d’une stratégie compliquée d’endiguement (c.-à-d. l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien [ou Plan d’action global commun (PAGC)), visant à empêcher une issue que les nouvelles technologies ont d’ores et déjà assurée ? Le fait de pouvoir lancer des missiles balistiques hypersoniques rend les armes nucléaires tactiques redondantes. En outre, les missiles hypersoniques sont plus efficaces et plus facilement déployés.
Les problème des États-Unis et d’Israël, c’est que l’Iran est parvenu a sortir de la cage que constituait le PAGC.
Pour couronner le tout, quelques jours plus tôt, la république d’Iran a également annoncé qu’elle avait envoyé un missile balistique porteur de satellite dans l’espace. Si c’est le cas, l’Iran possède désormais des missiles balistiques capables d’atteindre non seulement Israël, mais aussi l’Europe. De plus, selon les rapports, la république islamique fera bientôt l’acquisition de soixante appareils SU-35, dans le cadre de ses relations grandissantes avec la Russie, accord scellé la semaine dernière à Téhéran avec Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité russe.
Encore une fois, pour être clair, la Russie vient juste d’acquérir un très puissant multiplicateur d’énergie cinétique : un accès au réseau stratégique et aux contacts iraniens (hors de portée des sanctions), et un partenariat étroit avec les grands efforts que mène Moscou afin que l’Eurasie devienne un super-oligopole des matières premières.
En gros, tandis que l’Iran se mobilise en tant que multiplicateur de force sur l’axe Chine-Russie, l’Irak, la Syrie, le Hezbollah et les Houthis suivent une trajectoire quelque peu similaire.
Pendant que « l’architecture sécuritaire » européenne reste figée sous l’emprise anti-russe et l’étroitesse de l’OTAN, celle de l’Asie de l’Ouest se sépare de l’antique et sévère polarisation, orchestrée par Israël et les États-Unis, entre une sphère sunnite et un Iran chiite (c.-à-d. les accords dits d’Abraham), et se reforme autour d’une nouvelle configuration de sécurité façonnée par la Chine et la Russie.
C’est logique. La Turquie attache beaucoup d’importance à son héritage civilisationnel. L’Iran est lui aussi clairement un État civilisationnel, et MBS souhaite que son royaume soit également accepté en tant que tel (et pas seulement comme un satellite des États-Unis). La raison d’être du format de l’OCS (Organisation de coopération de Shangai), c’est qu’il est « pro-autonomie » et qu’il s’oppose à toute singularité idéologique. En fait, ce concept se fondant sur l’aspect civilisationnel, il devient anti-idéologique et s’oppose aux alliances strictement manichéennes (avec nous ou contre nous). L’adhésion n’y est pas soumise à l’approbation des politiques spécifiques à chaque partenaire, à condition qu’elles n’empiètent pas sur la souvenaireté de ses membres.
Dans les faits, toute l’Asie de l’Ouest, à un degré ou un autre, s’imprègne peu à peu de ce nouveau paradigme économique et sécuritaire eurasien.
Et pour faire simple, dans la mesure où l’Afrique est déjà passé dans le camp chinois, l’élément africain de l’ANMO [Regroupement de pays comprenant l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, NdT] se rapproche lui aussi fortement de l’Eurasie. L’affiliation du Sud global peut également être en grande partie considérée comme acquise.
Désormais, où cela place-t-il le vieux moyeu ? L’Europe est sous son entier contrôle. Pour l’instant…
Toutefois, des recherches publiées par l’École de guerre économique française suggèrent que même si l’Europe vit depuis la Seconde guerre mondiale « dans un état de non-dit » pour ce qui concerne sa dépendance généralisée à Washington, « une situation globale très différente s’installe » à mesure que les sanctions infligées à la Russie ont des effets catastrophiques sur elle. Par voie de conséquence, les politiciens – et le public – peinent à identifier « qui est leur véritable ennemi ».
Eh bien, le ressenti collectif, si l’on se base sur des entretiens accordés par des experts du renseignement français (c.-à-d. l’État profond français) est très clair : 97 % des gens pensent que les États-Unis sont la puissance étrangère qui « menace le plus » les « intérêts économiques » de la France et estiment qu’il s’agit là d’un problème à résoudre.
Bien entendu, les USA ne laisseront pas l’Europe partir sans difficulté. Néanmoins, si certains éléments du pouvoir établi peuvent s’exprimer ainsi, il se passe quelque chose sous la surface. Le rapport souligne naturellement que l’UE a beau avoir un excédent commercial de 150 milliards de dollars avec les États-Unis, ces derniers ne permettront jamais volontairement que cela se traduise par une quelconque « autonomie stratégique ». En outre, tout renforcement d’autonomie ne se fait (et est plus que compensé) qu’en dépit d’un cadre général constant de « fortes pressions militaires et géopolitiques » exercées par les USA.
La sabotage du gazoduc Nord Stream aurait-il pu être la goutte qui a fait déborder le vase ? Ce fut en partie un élément déclencheur, mais l’Europe dissimule ses diverses et anciennes détestations (et ses rancœurs longtemps entretenues) sous un « tapis bruxellois d’argent magique ». Mais cela ne vaut que tant que l’UE jouera le rôle de simple distributeur de billets exalté. (dans lequel les États insèrent leur carte et retirent des liquidités) Les animosités cachées sont réprimées et l’argent lubrifie en toute quiétude.
Toutefois, ce distributeur de billets est dans l’embarras : la contraction économique, la désindustrialisation et l’austérité sont à sa porte ! Et à mesure que le guichet de retrait se réduit, le tapis qui dissimule les vieilles animosités et les sentiments tribaux ne tiendra pas longtemps. En vérité, les démons se réveillent et leur présence est d’ores et déjà aisément visibles.
Au bout du compte, le moyeu de Washington tiendra-t-il le coup ? Possède-t-il les ressources nécessaires pour gérer autant d’évènements traumatiques (financiers, systémiques et politiques) simultanés ? Pour le savoir, il faudra attendre.
Avec le recul, le « moyeu » ne « se déplace » pas. Il est déjà ailleurs. C’est juste qu’un grand nombre d’acteurs n’y voient toujours qu’un « espace vide » autrefois occupé par les choses du passé, mais qui, curieusement, reste encore dans les mémoires comme le « spectre » d’une robustesse révolue.